Que doit-on à la Grèce ? La démocratie, la littérature, les mathématiques, l'astronomie, la médecine, l'art, le théâtre… Les Grecs de l'Antiquité ont jeté les bases de notre civilisation occidentale. Focus sur l'une de leurs inventions notables : la philosophie.
Si d’autres esprits firent de la philosophie avant lui, l’Athénien révolutionne cette pratique lorsqu’il prône qu’elle n’étudie pas la nature mais les affaires humaines. Il en résulte des exigences et des méthodes radicalement neuves, dont nous sommes toujours héritiers.
Dans le traité de Cicéron Des termes extrêmes des biens et des maux (II, i, 1-2), un personnage affirme de Socrate qu’«on peut à bon droit l’appeler "père de la philosophie"». Le premier philosophe n’est-il pas plutôt Thalès de Milet, dont la naissance précède de plus d’un siècle celle de Socrate ? La philosophie devrait-elle revendiquer deux pères ? Ce n’est pas dans le même sens que l’on attribue à Thalès le titre de «premier philosophe» et à Socrate celui de «père de la philosophie». Thalès est le premier philosophe dans la mesure où il serait l’initiateur du type de recherche qui consiste à expliquer les phénomènes naturels à partir de causes matérielles, et non plus en faisant intervenir des causes surnaturelles, comme les dieux, alors que, ce qui vaut à Socrate d’être reconnu comme le père de la philosophie, c’est d’avoir été le premier à se détourner de l’étude de la nature et à insister pour que la réflexion philosophique s’intéresse désormais, et exclusivement, aux affaires humaines : «C’est à Socrate qu’on attribue la première idée de la philosophie, non pas de la philosophie qui a pour objet la nature (celle-là est plus ancienne), mais de la philosophie qui traite du bien et du mal et qui donne des principes de conduite et de morale.» Ce texte de Cicéron (Brutus, VIII, 31) est un témoignage, parmi d’autres, d’une tradition qui remonte à Platon (Apologie, 19c), à Xénophon (Mémorables, I, i, 11-16) et à Aristote (Métaphysique, A, 6, 987b 1-2), et dont, plusieurs siècles plus tard, on trouve encore un écho dans La Cité de Dieu (VIII, 3) de saint Augustin.
C’est d’ailleurs à partir de cette tradition unanime que les Modernes ont forgé le terme «présocratiques» pour désigner les philosophes qui se situent avant la «révolution» socratique et qui avaient donc fait de la nature (phusis) l’objet privilégié de leur questionnement. Le désintérêt de Socrate pour l’étude de la nature procède en fait de la conviction que la réflexion éthique obéit à ses propres exigences et qu’elle n’a rien à apprendre, ou si peu, de l’étude de la nature. Comme la connaissance des phénomènes de la nature semble inaccessible - ainsi qu’en témoignent les désaccords incessants entre les philosophes qui aspirent à cette connaissance - et que la question de savoir comment l’on doit mener sa vie est une question urgente qui ne saurait souffrir qu’on la diffère plus longtemps ni même qu’on la subordonne à la connaissance de la nature, Socrate en fait la question privilégiée, voire exclusive, de la réflexion philosophique.
On peut certes contester que le mérite d’avoir opéré une telle rupture dans l’histoire de la philosophie grecque revienne entièrement et exclusivement à Socrate. L’on trouve en effet chez certains présocratiques, notamment Démocrite - qui est en fait un contemporain de Socrate -, les éléments d’une réflexion morale du plus grand intérêt, et l’on s’entend aujourd’hui à reconnaître que les sophistes n’ont pas moins contribué que Socrate à faire des questions éthiques et politiques l’objet par excellence de la philosophie. Si Socrate peut néanmoins être considéré comme le «fondateur de la science morale» (selon le philosophe Émile Boutroux), c’est non seulement en raison de son influence déterminante sur la réflexion éthique de ses disciples immédiats et des écoles philosophiques postérieures, mais aussi parce qu’il demeure pour nous le premier exemple d’un philosophe entièrement dévoué à la recherche exigeante des principes et des fondements de la «vie bonne».
Père de la philosophie, Socrate l’est également lorsqu’il détourne des jeunes gens de leurs occupations habituelles pour les initier à la philosophie. À l’occasion d’un échange dialectique, c’est-à-dire d’un entretien par questions et réponses brèves au cours duquel Socrate contraint son interlocuteur à répondre de sa prétention au savoir, Socrate lui fait prendre conscience qu’il est en réalité ignorant de ce qu’il s’imaginait savoir. Celui qui reconnaît son ignorance éprouve un trouble et un embarras qui peuvent cependant se révéler féconds en ce qu’ils sont nécessaires à l’éveil du désir d’apprendre et d’avoir enfin accès à la véritable connaissance qui est la condition de la vie bonne. Comme l’a magnifiquement dit Jacques Brunschwig, «l’homme livré à Socrate, réveillé, par la piqûre du "taon", du sommeil dont ses opinions sont les rêves, est devenu une inquiétude, une recherche, une conscience». Bien qu’il réfute sans relâche et sans ménagement les prétentions au savoir des jeunes gens issus de grandes familles qui aspirent à se couvrir de gloire en faisant de la politique, Socrate remporte un vif succès auprès de ses jeunes interlocuteurs. On ne peut imaginer maître plus paradoxal : d’une part, il se croit autorisé à déclarer, en vertu de sa célèbre profession d’ignorance, qu’il n’a jamais rien enseigné à personne ; d’autre part, il est entouré d’une foule de jeunes admirateurs - de «groupies», osons le mot - qui ne le lâchent pas d’une semelle et qui l’imitent en tout, depuis sa façon de discuter jusqu’à sa tenue vestimentaire. L’affection qu’il suscite auprès de ses disciples est à ce point intense et exclusive qu’on l’accuse de chercher à se substituer aux géniteurs de ces jeunes gens.
Père de la philosophie, Socrate l’est encore par sa façon de faire «table rase» des conceptions traditionnelles, véhiculées par les poètes, des différentes vertus (piété, courage, justice, amitié, modération) qui sont incarnées par les héros et dont la cité fait la promotion. C’est avec une maestria déconcertante que Socrate jette le doute sur ces conceptions traditionnelles en démontrant leur insuffisance et leur incohérence. Cette démonstration est aussi une occasion de mettre en lumière le caractère réflexif de la philosophie : en même temps qu’il demande à ses interlocuteurs de justifier leurs conceptions des différentes vertus, il les contraint en fait à rendre compte de leur propre vie et, s’il apparaît qu’ils sont impuissants à répondre des valeurs au nom desquelles ils ont jusqu’alors vécu leur propre vie, c’est tout leur genre de vie qui est mis en cause et en question. Certains interlocuteurs de Socrate, dont Nicias dans le Lachès (187e-188c), se prêtent de bonne grâce à cet examen sans concession car ils sont persuadés qu’ils en tireront profit. Et c’est précisément là que résident, pour Socrate, l’urgence et la nécessité de la philosophie : si une vie qui n’a pas été soumise à l’examen ne mérite pas d’être vécue, ainsi que Socrate le déclare à ses juges dans l’Apologie (38a), nous sommes tous conviés à faire retour sur nous-mêmes et à nous livrer à cet exercice réflexif qui consiste à rendre compte de sa propre vie, c’est-à-dire à examiner en commun si les valeurs et les vertus dont on se réclame, et que l’on s’imagine connaître, résistent à un examen critique et si elles ne sont pas, en fin de compte, que des baudruches. La philosophie, pour Socrate, est cet examen continu et toujours renouvelé de soi-même et d’autrui (Apologie, 28e). Ce serait cependant une erreur de croire que cet examen réflexif consiste en une forme d’introspection, car la connaissance de soi, qui est l’un des principaux objectifs de la philosophie socratique, a ceci de paradoxal qu’elle nécessite la médiation d’autrui. Par les questions incessantes auxquelles il soumet ses interlocuteurs, et qui les conduisent peu à peu à se rendre compte de leur ignorance et de l’insuffisance d’une vie qui ne peut pas répondre d’elle-même, Socrate se révèle être un formidable catalyseur de connaissance de soi. Loin d’être une quête solitaire, à laquelle on pourrait se consacrer dans le silence de la lecture ou de l’écriture, la philosophie est pour Socrate une recherche conduite en commun par l’intermédiaire du dialogue. Socrate ne renonce jamais à discuter ni à approfondir l’examen d’une question avec ses interlocuteurs, au point même qu’il se dit prêt à revenir le lendemain à l’aube pour reprendre la discussion qu’il a fallu interrompre en raison de l’heure tardive (Lachès, 201c) ! Une fois qu’il leur a démontré et fait reconnaître l’inanité des opinions traditionnelles transmises par les poètes et les différentes autorités de la cité, Socrate contraint ses interlocuteurs à penser par eux-mêmes et à définir les vertus à nouveaux frais, en se souciant uniquement de satisfaire aux exigences de la raison.
Socrate inaugure ainsi, dans le domaine de la réflexion éthique, ce que l’on pourrait appeler, au risque de l’anachronisme, une démarche fondée sur l’«autonomie» de la raison. «Je suis homme, vois-tu (et pas seulement aujourd’hui pour la première fois, mais de tout temps), à ne donner son assentiment à aucune règle de conduite qui, quand j’y applique mon raisonnement, ne se soit révélée à moi être la meilleure» (Criton, 46b, trad. Brisson). C’est au nom de ce principe que Socrate n’hésite pas à mettre en question les coutumes et les valeurs ancestrales qui n’ont pas d’autre autorité que celle que leur confèrent le poids de la tradition et le prestige de certains poètes, notamment Homère et Hésiode. Cette réflexion « autonome » est cependant tempérée, il est vrai, par l’obéissance docile dont Socrate a toujours fait preuve à l’endroit des dieux et de son fameux « signe divin » (voir encadré p. 72). La cité ne s’y est toutefois pas trompée : elle a vu en Socrate un esprit subversif qui n’hésite pas à remettre en question les valeurs constitutives de la cité et qui, par le fait même, exerce une influence délétère sur les jeunes gens. Socrate se compare lui-même, dans l’Apologie (30e), à un taon (lire aussi p. 80-81) qui harcèle la cité pour s’assurer qu’elle s’occupe enfin de ce qui est le plus important, à savoir les vertus et le soin de l’âme, plutôt que du corps et des richesses. Socrate apparaît ainsi comme la figure emblématique du conflit originel entre la philosophie et la cité, conflit qui semble inévitable dans la mesure où il revient à la philosophie, en vertu de sa mission critique, de questionner et de mettre à l’épreuve le bien-fondé des valeurs, des opinions et des croyances qui sont le fondement de la cité.
Figure tutélaire de la philosophie, au point même d’être comparé par d’aucuns à un véritable «totem», Socrate fut et demeure, par l’exemplarité de sa vie, une source d’inspiration pour la plupart des philosophes d’hier et d’aujourd’hui. Il fournit en effet l’exemple rare d’un homme qui a tout sacrifié à la philosophie et à l’urgence de découvrir enfin les règles et les normes qu’il suffirait de respecter pour avoir accès à la vie bonne. Par son souci constant de faire accorder, dans sa vie même, l’ergon et le logos, les actes et le discours, Socrate est l’incarnation même du philosophe tel que les Anciens le concevaient, à savoir un homme qui s’efforce de vivre sa vie en conformité avec les doctrines qu’il professe. La fidélité sans faille de Socrate à cette conception de la philosophie, y compris à l’occasion de son procès, où il prévient ses juges qu’il ne renoncera jamais à philosopher, ainsi que dans les heures qui précèdent immédiatement sa mort, alors qu’il prend plaisir à philosopher avec ses amis jusqu’au moment ultime, sans rien perdre de sa sérénité, a puissamment contribué à faire en sorte qu’il fut très tôt considéré comme le modèle accompli du sage. De nombreuses écoles philosophiques de l’Antiquité, à l’exception notable des épicuriens, se sont réclamées de Socrate et se le sont approprié pour en faire un prototype ou un précurseur de leur propre idéal de sagesse. À en juger par la fascination qu’il continue d’exercer sur nous, nous ne sommes pas moins en quête que les Anciens d’un tel modèle de sagesse et pas moins enclins à nous réclamer d’un tel père.
399 avant JC, Socrate se prépare à mourir, autour de lui une ville laminée par la guerre, une nation
La grèce antique-l'héritage (1 de 3) par pierre-27